Mots-clés : archéologie, musique, évolution, langage, Semaine du Son

À l’écoute d’un bon morceau de musique, qui n’a jamais tapé du pied, eu les larmes aux yeux, ressenti des frissons ou un sentiment de bien-être? Malgré ce pouvoir émotionnel universel, peu de chercheurs ont étudié les racines de l’évolution de la musique. Pourquoi et comment notre espèce a-t-elle développé la capacité de fredonner, de composer… de valser?

C’est pour tenter de répondre à ce genre de questions que Steven Mithen, archéologue et professeur à l’Université de Reading, au Royaume-Uni, s’est plongé dans l’univers de la musique. Il propose quelques pistes de réponse audacieuses dans son livre intitulé The Singing Neanderthals: The Origins of Music, Language, Mind and Body (Harvard University Press).

« La musique existe depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures », explique d’emblée le chercheur en entrevue. La découverte de flûtes en os lors de fouilles archéologiques ainsi que certaines peintures rupestres indiquent, en effet, que les premiers hommes dansaient et jouaient déjà de la musique. « La capacité de la musique à transmettre des émotions y est certainement pour quelque chose. Avant de nous divertir, elle a servi à communiquer. »

 

Cette flûte en os a été reconstruite à partir de douze morceaux retrouvés dans la grotte de Hohle Fels de la vallée de l’Ach, en Allemagne, à la base de dépôts datant de l’Aurignacien (de 37 000 à 29 000 ans). L’instrument est taillé dans un radius de vautour fauve. (Source) Photo : H. Jensen, Université de Tübingen

Langage et musique : l’œuf ou la poule?

Pour certains spécialistes de l’évolution, la musique serait un dérivé du langage; pour d’autres, ce serait l’inverse. Qu’en pense Steven Mithen? À son avis, un seul système de communication, composé de caractéristiques communes à la musique et au langage, aurait existé à l’aube de l’humanité. En d’autres mots, la musique et le langage auraient des origines communes, mais se seraient scindés plus tard dans l’histoire de l’homme.

Cet ancien système de communication « musico-langagier », Mithen le nomme Hmmmmm : « H » pour « holistique » (qui n’est pas composé d’éléments segmentés, comme les mots) et « MMMMM » pour « manipulateur » (qui influence les émotions et donc le comportement des individus), « multimodal » (qui utilise à la fois le son et le mouvement), « musical » (qui comprend un rythme, une mélodie et un tempo) et « mimétique » (qui emploie la symbolisation du son et des gestes).

Pour illustrer les propos de l’auteur, remontons un peu dans le passé. Il y a environ 6 millions d’années, les premiers hominidés, de la taille des chimpanzés, ont commencé à marcher sur deux jambes. À cette époque, les hominidés se seraient exprimés de la même façon que les chimpanzés actuels, soit de façon holistique et manipulatrice, essentiellement par des gestes et des vocalises. Mais, plus que les chimpanzés, les ancêtres des humains, grâce à leur physionomie, ont pu développer le sens du rythme, le langage du corps et la diversité des vocalisations.

« Leur anatomie ne leur a pas permis, toutefois, d’exploiter au maximum ce potentiel, explique Steven Mithen. Il a fallu attendre l’arrivée de l’homme de Néandertal pour observer une nette amélioration de la communication hmmmmm. »

Selon l’auteur, les Néanderthaliens avaient une voix haute perchée : leur larynx était plus haut que le nôtre. Leur communication était un mélange mi-parlé, mi-chanté. Un peu comme les « gougous » et les « gagas » que les adultes expriment lorsqu’ils parlent à un bébé. « Grâce au hmmmmm, les Néanderthaliens pouvaient exprimer toute une série d’émotions : la joie, la tristesse, mais aussi l’anxiété, la honte et la culpabilité. »

Ce système de communication sophistiqué aurait évolué en raison des conditions de vie difficiles dans lesquelles vivaient les Néanderthaliens et de leurs besoins de coopérer pour y faire face. Le hmmmmm leur servait à imiter la nature, à manipuler les autres, à transmettre de l’information, à trouver un partenaire disponible pour s’accoupler et à faciliter la communication entre une mère et son enfant. Il jouait un rôle central dans le maintien du tissu social et la coopération entre les membres des tribus.

 

Vue d’artiste d’une famille de Néanderthaliens. Image : NASA/JPL-Caltech

Dans son livre, Steven Mithen met l’accent sur l’intelligence émotionnelle des Néanderthaliens. « Celle-ci leur permettait d’exprimer leurs sentiments avec leur voix, leurs mimiques et leur corps tout en comprenant les signaux émotionnels des autres membres de leur communauté. » Le côté chanté de la communication, croit l’auteur, aurait été un moyen plus « honnête » que le langage pour faire connaître les états d’âme. « Grâce à son état pur », précise-t-il.

Pendant que l’homme de Néandertal poursuivait doucement le cours de son évolution, vivait et « hmmmmm-ait » en Europe, ses lointains cousins, les Homo sapiens, grandissaient en Afrique. Nos ancêtres. « Ce sont eux qui, pour la première fois, ont développé le langage il y a environ 50 000 ans », explique Steven Mithen. Avec un cerveau beaucoup plus développé et complexe que celui des autres hominidés, l’Homo sapiens était capable d’abstraction, de raison et d’introspection. Pour traduire sa pensée, il a su développer les mots et la grammaire.

Selon Steven Mithen, ce « vrai » langage serait apparu grâce à un gène dont seule l’espèce Homo sapiens était dotée : le FOXP2. Le hmmmmm, aussi performant fût-il, n’arrivait pas à la cheville de ce nouveau langage, beaucoup plus performant. « Grâce à son cerveau, sa bipédie et son langage, l’Homo sapiens a rapidement pris le contrôle de la planète », raconte l’archéologue. Pour preuve, en moins de 200 000 ans, les humains sont passés de chasseurs-cueilleurs à avocats, pompiers ou astronautes!

Au final, le hmmmmm, qui a permis l’évolution de l’homme de Néandertal sur des centaines de milliers d’années, a aussi mené à sa perte. Mais, dans le cerveau de l’Homo sapiens, les traces génétiques de ce cousin lointain et son amour du hmmmmm sont restées bien ancrés.

Certes, la « théorie du hmmmmm » de Steven Mithen est contestée par plusieurs chercheurs. Il reste que le livre The Singing Neanderthals: The Origins of Music, Language, Mind and Body rassemble des informations amusantes qui font réfléchir.

Alors la prochaine fois que vous écouterez une mélodie qui vous transporte, pensez à vos ancêtres!

Dominique Forget, collaboration spéciale