Mots-clés : musique, cerveau, Semaine du Son

Les Mafas n’ont jamais entendu Céline Dion, U2 ou Michael Jackson. Cette peuplade isolée des montagnes du Cameroun vit complètement coupée de la culture occidentale. Pourtant, ses membres sont capables de reconnaître les émotions véhiculées par la musique d’origine européenne ou nord-américaine. C’est ce qu’est allé constater sur place le neurophysicien allemand Thomas Fritz de l’Institut Max Planck des sciences cognitives et du cerveau. Pour l’équipe internationale qu’il a dirigée, cela signifie que la capacité à saisir les émotions transmises par la musique traverse les cultures et est universelle. Est-ce que cela veut dire que cette capacité est innée? Ce n’est, bien sûr, pas aussi simple que ça.

Au-delà de la culture?

En fait, pour passer « d’universel au-delà des cultures » à « inné », il y a un pas que préfère ne pas franchir Nathalie Gosselin. Cette psychologue, œuvrant à l’Université de Montréal et au Laboratoire international de recherche sur la musique, le cerveau et le son, reste prudente. « Il faut rester collé aux résultats et éviter les interprétations qui partent dans tous les sens », insiste-t-elle. Pour commencer, lorsqu’on oppose « universel » et « culturel », ce qui semble aller de soi est parfois erroné.

Par exemple, affirmer que la musique permet d’exprimer des émotions semble évident. Pourtant, cette vertu de la musique n’est pas universelle. « C’est une caractéristique particulière de la musique occidentale, rappelle Nathalie Gosselin. La plupart du temps, dans d’autres cultures, la musique joue d’autres rôles bien précis lors de rituels ou pour le travail. » Tandis qu’elles représentent le but premier de la musique occidentale, les émotions qui transparaissent de la musique de bien des cultures tiennent un rôle tout à fait secondaire.

La grammaire universelle de la musique

Dans les montagnes camerounaises, Thomas Fritz, du Max Planck Institute for Human Cognitive and Brain Sciences, fait écouter aux Mafas des morceaux de musique typiquement occidentale composée à l’Université de Montréal. Ils expriment tantôt la gaieté, tantôt la tristesse, tantôt la peur. Les Mafas ont pu reconnaître, la plupart du temps, les trois émotions.

 

Thomas Fritz au Cameroun

Si elle semble universelle, cette aptitude à reconnaître les émotions ne repose pas sur la musique elle-même, mais plutôt sur ses caractéristiques de base ou sa « grammaire ». Par exemple, « les Mafas associaient un rythme rapide à la gaieté alors qu’un rythme lent évoquait plutôt la peur », relate Nathalie Gosselin. Même résultat chez les Allemands et les Canadiens, à qui l’on a fait entendre les mêmes morceaux.

Ce ne serait donc pas la musique elle-même qui servirait de véhicule universel aux émotions, mais bien sa « grammaire », comme le rythme ou le mode (voir ci-dessous). Ce que le compositeur construirait sur cette grammaire/charpente serait, quant à lui, culturel. Ainsi, alors que discerner la charge émotive d’une pièce musicale serait universel, l’aimer ou non serait culturel… Enfin, presque. On trouverait aussi des universaux dans l’appréciation de la musique. C’est le cas de la dissonance.

 

Dans la musique occidentale, on utilise essentiellement deux modes musicaux. Le mode majeur suggère la gaieté, alors que le mode mineur suggère la peur chez les Mafas comme chez les Occidentaux.

En musique, les goûts, ça se discute!

Un son dissonant consiste en une combinaison de notes peu harmonieuse, désagréable à l’oreille. Par exemple, jouer en même temps deux notes proches l’une de l’autre, comme et mi, produit une dissonance, un son irritant pour la plupart des gens. Dans leurs pièces musicales, les compositeurs font appel à la dissonance, consciemment ou non, à un moment précis, afin de créer de la tension.

Une question de goût? Détrompez-vous. Thomas Fritz a fait écouter à des sujets mafas et occidentaux des paires de pièces musicales. Chaque paire contenait une pièce originale et une version dissonante, mais sans en changer l’air. Pour ce test, Mafas et Occidentaux ont écouté des pièces musicales issues des deux cultures. Résultat : tous les sujets ont préféré les versions originales, même quand elles ne provenaient pas de leur culture.

Préférer la musique consonante (ou non dissonante) à la musique dissonante serait donc universel. Si bien que, même en ce qui concerne les goûts, il y aurait des universaux. Mais d’où viennent tous ces universaux? De la génétique? D’un point naturel commun entre les différentes cultures?

 

Au Laboratoire de développement auditif (Auditory Development Lab) de l’Université McMasters, une très jeune volontaire se prète à l’expérience sous l’œil de la directrice, Laurel Trainor.

Bébés à la rescousse

Pour répondre à cette question, la chercheuse canadienne Laurel Trainor, de l’Université McMaster, a interrogé des bébés! Elle leur a fait écouter de la musique consonante et de la musique dissonante. Résultat : les bébés préfèrent la musique consonante. Or, ces nourrissons n’ont pas eu le temps d’être suffisamment exposés à la culture environnante pour être influencés par elle. Cette préférence pour la musique consonante serait-elle génétique?

« Attention! intervient Nathalie Gosselin. Même dans le ventre de la mère, le fœtus peut entendre les sons extérieurs. » Et il peut aussi ressentir les effets de la musique sur sa mère, par la variation du rythme cardiaque, par exemple. Autrement dit, le goût pour la musique consonante pourrait être acquis dans l’utérus. Hypothèse intéressante. Mais, acquis ou génétique, culturel ou universel, on aura certainement besoin de plus de recherches pour bien comprendre l’origine de ces universaux de la musique qui ne respectent pas les frontières.

Bruno Lamolet, collaboration spéciale